LA PRESSE, MONTRÉAL, SAMEDI 10 AOÛT 1985
Le mal du siècle
Un mal que le ciel en sa fureur inventa pour punir les crimes de la terre... c'est Jean de la Fontaine qui parle de la peste, mais ce pourrait être n'importe quel petit bourgeois qui parle du SIDA...
Pour ma part, je ne crois ni au ciel, ni à Dieu, ni à rien, mais je suis étonné parfois de voir à quel point les choses arrivent, exactement comme s'il y en avait un, Dieu ou diable, c'est tout un...
Dieu ou diable ou Big Brothers, ou E.T. ou j'sais pas qui, mais quelqu'un qui regarderait aller l'humanité depuis des années et qui se serait dit bon, maintenant c't'assez, ça ne peut plus continuer comme ça, il va falloir que je leur dise...
Dire quoi ? Mais exactement ce que nous dit le SIDA !
Qu'on pense à la nature même de ce mal étrange... Le SIDA est un virus qui détruit les défenses du corps. On ne meurt pas du SIDA, on meurt de toutes les maladies qu'on attrape quand on n'a plus de défenses...
Et vous ne trouvez pas curieux que ce mal qui fait sauter les défenses, frappe précisément au moment où les hommes n'ont jamais autant dépensé d'énergie à se protéger... À se protéger de la maladie bien sûr, mais aussi de tous les dangers qui les menacent de l'extérieur... Plus rien n'arrive qui ne soit programmé, prévu. L'homme se carapace pour ne pas se blesser. Se fait low profile, modéré, tiède, gris, mesuré, moyen, médium, pour ne pas s'exposer. Si par pure connerie il fait encore des excès de vitesse, par médiocrité, il fait rarement des excès de vie...
Jamais il n'a acheté autant d'assurances. Jamais il n'a posé autant de cadenas. Jamais il n'a dressé autant de chiens de garde... Il paie plus cher les flics qui le protègent que les profs qui élèvent ses enfants...
Jamais, l'homme n'a eu à endurer autant d'interdictions, de restrictions, de fouilles, de vérifications, semble-t-il pour sa propre sécurité. Jamais il n'a laissé autant de lumières allumées la nuit, jamais autant de serrures, de barrures, de buzzers...
Et encore je n'ai parlé jusqu'ici que de ses remparts les plus voyants, les plus spectaculaires. Il faudrait nommer aussi les tranquillisants, les somnifères... et tous les autres trucs qui l'endorment. Les sports. La culture populaire et les annonces de bière qui la financent. Les journaux. Surtout les journaux à sensation. Contrairement à ce que l'on croit, il n'y a rien comme plein de sang dans le journal pour rassurer le bourgeois, pour le conforter dans l'idée que lui, Dieu merci, il est normal...
On n'en finit plus d'énumérer les protections qui tissent notre quotidien... Les habitudes, les horoscopes, les pancartes " interdit de... " ou " propriété privée "... On s'élit des gouvernements conservateurs pour qu'ils conservent nos biens. On va en voyage organisé. En vacances dans les clubs Méditerranée qui nous protègent des indigènes qui ne sont pas vaccinés...
On fume moins, on fait du jogging. On emballe la salade dans du plastique pour la protéger des microbes. Hygiène alimentaire, hygiène du corps, on se lave beaucoup, on se lave si souvent que l'amour sent bon, je veux dire qu'il ne sent plus le cul, il sent les hydrocarbures dont on fait les savons...
Mais je n'ai encore rien dit de la défense la plus sournoise. Celle qui est au coeur de notre siècle : la médiocrité. La médiocrité c'est le cadenas qu'on a mis sur l'imagination. C'est ce qu'on a trouvé de mieux pour vivre en totale harmonie avec nos semblables. C'est notre défense la plus sûre en même temps que notre arme la plus efficace. Ne pas critiquer pour ne pas être critiqué. Ou alors faire des critiques constructives ! Ce qui consiste à donner une tape dans le dos du roi des cons en lui disant : " C'est beau, lâche pas Gaston ! "...
Mais bien sûr vous ne voyez pas le rapport de tout cela avec le SIDA ! Pourtant...
Vous ne trouvez pas étrange qu'on passe notre vie à dresser des barrières pour nous protéger des autres, à ériger des défenses contre un million de dangers extérieurs... Et puis voilà, que le soir venu, on rentre chez soi, on tire les cadenas, on vérifie si le détecteur de fumée est bien branché, et enfin complètement rassuré on va se coucher...
C'est alors qu'on le découvre, là, dans notre propre lit, le SIDA !
Le message me semble clair. Il dit que le danger qui depuis des millénaires venait de l'extérieur, menace maintenant de l'intérieur. Que nos défenses, que nos barrières sont inutiles. Il dit que la maladie c'est l'homme lui-même.
L'homme se méfie tellement de la vie, qu'elle ne veut plus de lui...
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Un mal que le ciel en sa fureur inventa pour punir les crimes de la terre...
Le crime de sodomie se rassure la morale majority en constatant que le SIDA s'attaque surtout aux homosexuels...
C'est bien la peine de croire au ciel pour ne pas se souvenir qu'il est tout à fait dans sa manière, pour attirer notre attention, de donner les plus innocents et les plus chrétiens aux lions...