LA PRESSE, MONTRÉAL, SAMEDI 10 JANVIER 1987

 

MONTRÉAL, en ville

 

Saint-Laurent la juive

 

Comme si la ville ne voulait plus coucher dans le lit de ses amours mortes... C'est le désenchantement post-référendaire qui a sorti Montréal de la rue Saint-Denis... Un beau matin, ou c'était peut-être une nuit, elle est allée refaire sa vie ailleurs, rue Saint-Laurent la juive, entre Laurier et Saint-Viateur...

C'est comme cela, je crois, que Montréal, après s'être cru française, est revenue en Amérique.

Rue Saint-Laurent la juive, entre Laurier et Saint-Viateur, c'est là que bat le coeur de Montréal maintenant. Il y a trois ans, ce coin-là n'était nulle part. Des usines vides, des entrepôts, des abattoirs kascher, des topless bar... Nulle part, c'est une belle place pour un nouveau départ. Nulle part, les loyers ne sont pas chers. Nulle part enfin, les débiles en charge de la décoration municipale n'ont pas jugé utile de refaire les trottoirs et d'y planter leurs monstrueux lampadaires...

Celui qui a tout déclenché, c'est Jean-Marie Labrousse, déjà copropriétaire de l'Express, un être impossible, médecin ce qui n'arrange rien, mégalo, parano, chiant, heavy, super speedé, bref un homme d'affaires ordinaire... Mais qui peut aussi, à l'occasion, se montrer fin, flyé, poète, drôle, plein d'idée capotées, bref un être humain ou presque... En 82 donc, il achète une vieille usine désaffectée, et deux ans plus tard, au bord de la ruine, il ouvre le plus grand, le plus spectaculaire, et le plus flyé des dépanneurs au monde : le Lux. Ouvert 24 heures. Vrais hamburgers à $3,99 ; sandwiches-roastbeef à $4,99 ; tarte aux pommes à $2,99 ; vous avez remarqué le .99, c'est pour faire comme en Amérique. Et le distributeur de condoms seulement dans la toilette des filles, c'est pour faire le comique. Son scotch est le moins cher en ville, il fait un peu épicerie, un peu librairie, il vend aussi des t-shirts et des affiches de cinéma. Il offre un grand choix de revues, et, petit détail en passant : il écoule autour de 300 Actuel par mois, ce qui en dit beaucoup sur la faune qui fréquente l'endroit... ( Actuel est une revue très in en France, je veux dire qu'elle l'était il y a cinq ans. Ici, à cause du décalage horaire, on reste à la mode plus longtemps )

Ce n'est pas tout le monde qui aime le Lux. Comme dit Labrousse : " Tous les genres se retrouvent chez nous, sauf les bourgeois 35-45. Ceux-là ont découvert tout récemment le saumon à l'oseille et ils ne comprennent pas pourquoi le hamburger revient déjà à la mode... Ça ne fait pas assez longtemps non plus qu'ils ont fini de décaper leur porte d'entrée pour triper sur une peinture fluo dans un escalier de fer. Là encore, il y a comme une petite question de décalage horaire... "

Ce n'est pas tout le monde qui aime le Lux, mais tout le monde reconnaît que c'est le Lux qui a tout déclenché sur la rue Saint-Laurent entre Laurier et Saint-Viateur. Qui a donné le ton aussi. Le ton New York East Side. Le ton nowhere fucké, vieille usine désaffectée. Le ton noir, blanc et gris. On va s'en tanner c'est sûr. Mais en attendant ça nous change des pastels de la rue Saint-Denis.

Il ne se passe pas une semaine sans que s'inaugure un nouveau commerce. Le Château vient d'ouvrir une théâtrale succursale, et pour la bouffe, déjà une grosse demi-douzaine de restaurants et cafés, et un tout petit truc dont je veux vous toucher un mot : le salon de thé, biscuiterie L.G... Les biscuits y sont si laids que je n'y aurais probablement jamais goûtés si un jour que je prenais un café chez L.G., l'affluence au comptoir ne m avait intrigué. Ça faisait trois ou quatre mémés sucre-à-la-crème que je voyais commander leur douzaine de biscuits avec des mines gourmandes et s'en aller aussitôt, coupables et pressées. J'ai fini par me laisser tenter par un " macadamia ", disait l'étiquette. Qui fut suivi immédiatement, drette là, debout au comptoir, de plusieurs autres. Ce qui m'a coûté un bras, parce qu'en plus d'être laids, sont aussi très chères ces petites choses-là. Selon les sortes, de $5 à $8 la douzaine. Hélas, ils sont aussi très bons... Je vous suggère le macadamia, le mi-amer et l'ivoire-pacane. Je vous suggère surtout de ne pas les servir à vos amis, qui s'en mettent jusque-là, les veaux, sans se douter du prix. Continuez donc de les recevoir au social tea de chez Viau...

Mais qu'est-ce qu'on disait, donc, avant de bouffer des gâteaux ?... Ah oui, on descendait Saint-Laurent, je vous parlais des commerces, des boutiques... Tiens, ici c'est le tout dernier né des restaurants, ça s'appelle connement Soho, pourquoi pas le Broadway ou le Manhattan...

Ici, par contre, tout près de Fairmount, la madame qui tient la boutique de fleurs, est amusante. Une Yougoslave. Elle m'a dit qu'elle voyait la rue Saint-Laurent comme une frontière magique parce qu'elle ne sépare pas, mais au contraire unit Montréal ! Entendez-vous son violon tzigane ? Bof, c'est le moins que puissent faire les fleuristes que d'être romantiques, et celle-là ne s'appelle pas Folle Avoine pour rien...

C'est drôle on parle beaucoup de spéculation, or la fleuriste me dit qu'elle a signé un bail de dix ans pour presque rien.... Son propriétaire est un juif hassidim ( ceux avec des chapeaux ronds et des boudins ), qui tient lui-même, à côté, une boutique de robes démodées, et il n'a pas du tout l'intention de s'en aller. C'est son quartier...

M. Krupat de l'épicerie Feldman, un peu plus haut, n'a pas décidé s'il vendrait ou non. Il serait bien fou de ne pas attendre : les prix augmentent de 10 p. cent tous les mois ! Déjà qu'il a vendu $18 000 le triplex voisin il y a dix ans, un truc qui en vaut aujourd'hui $200 000...

En face, les juifs ukrainiens qui tiennent la conserverie Whyte, ont décidé de rester, " parce que ça s en vient beau ", m'a dit le président Simon Witenoff. Mais jusqu'à quand résisteront-ils ? Jusqu'à quand tiendra la petite épicerie italienne Prima Vera qui fait le coin de Fairmount ? Me font rire ceux qui disent qu'il faut que ça reste comme ça, parce que faut pas recommencer la rue Arthur. Tu parles... Le matin où je faisais ma tournée dans le coin, quelques locataires du quartier venaient justement de recevoir une lettre les informant que leur propriétaire François Prévost avait vendu ses immeubles à je ne sais trop qui, et chez Ruban Import qui est un magasin de tissu grand comme un terrain de football, on cherchait déjà un autre local. La rumeur veut qu'on aménage le terrain de football en mini-centre d'achat, boutiques cutes, etc...

Bien sûr que ça va mal finir cette belle histoire-là. Les hommes d'affaires n'ont jamais su faire autre chose que des Plaza Saint-Hubert.

Quand même, le trip ne sera pas foutu tout de suite. Il reste bien cinq ans à Saint-Laurent la juive avant que ce soit vraiment pourri, vraiment chromé des deux côtés...

Mais dans cinq ans, le coeur de Montréal sera ailleurs. Et remarquez qu'ont dit le coeur, mais c'est peut-être rien que le nombril.